Portraits Posés . Francis Lacloche . Mars 2014

Ce qui est d’emblée frappant dans les œuvres sur papier de Sacha Ketoff c’est l’état de déséquilibre des personnages ; presque toujours disposés de droite à gauche, nous les percevons de profil, épinglés de guingois par l’artiste, un peu comme si lui-même peignait en marchant sur un fil d’acrobate, haut perché et prenant tous les risques. Les sujets qu’il retient traduisent à la fois cette situation tendue, fragile et dangereuse, mais illustrent magnifiquement son Panthéon plastique et mental, au gré des meilleurs lorsqu’il s’empare, entre autres, des constructions de Malevitch, des symphonies chromatiques de Nicolas de Staël ou enfin de la puissance virile du dessin animal chez Picasso. Cela peut l’occuper plusieurs semaines, puis laisser place de manière impromptue à la plus franche, la plus visqueuse obscénité récoltée dans d’infâmes cloaques numériques du web.

Cette attitude d’apostat raffiné et éminemment contemporain, vénérant les anciens et la peinture comme la littérature classique, montre combien Sacha Ketoff peut être à l’aise dans les postures extrêmes, celles de l’immonde comme celle du grand musée moderne.
A ces thèmes majeurs, il greffe ses passions d’enfant, souvenirs d’un créateur prolifique (Sacha Ketoff a été un remarquable designer) artiste classique accompli ; il est né d’un père russe et d’une mère italienne, dans un contexte de Mitteleuropa en déclin, donnant lieu à un mélange que l’on pourrait juger idéal.

Dans son cas, il fut aussi détonnant que douloureux.

Sa bimbeloterie et son bestiaire apparaissent en désordre un peu partout dans ses tableaux : chaussures, bérets et chapeaux qui font partie de sa garde-robe de dandy, poulpes, autruches, éléphants, baleines, girafes et bien sûr les avions, de vieilles connaissances du temps où il en collectionnait les vestiges. Une fois les morceaux de Mig soviétiques tordus et calcinés devenus pièces de musée il s’est tourné, féroce et opiniâtre, vers les restes desséchés des pigeons urbains tout en travaillant en parallèle son « nero intenso », pigment à base d’ossements humains carbonisés et réduits en poussière impalpable.

Quelques maîtres appréciés reviennent ça et là comme des amis, en troupe dispersée : Kandinsky, Alexeï Von Jawlensky dans certaines de ses récentes peintures, d’autres encore, déjà cités.
Autres amis, Wyeth ou Durer qui s’y connaissait en aquarelle – on se souvient de son fameux lièvre -, lui servent de temps à autre de mentors. Cela ne dure pas. Il ne faut pas ériger ce dernier Ancien en système mais rendre un rapide hommage, histoire de ne pas oublier les connaissances.

Avec Sacha Ketoff, même si la scène vous envoie parfois un coup dans le bas-ventre et vous siphonne le cerveau, on n’est jamais en mauvaise compagnie. Derrière la fureur à peine contenue il y a sa tendresse pour des héros inattendus, comme Michael Jackson en ange ravagé ou lui-même qui se représente en vieil oiseau déplumé par les vents mauvais. Les amis sont tout autant manchots ou de fortes natures priapiques mais tous ont cette part de fragilité et de douceur qui en fait des êtres à l’aplomb de gouffres tétanisants, au tronc courbé par les tempêtes violentes, comme leur auteur, à ce titre extrêmement attachants.

Car souvent l’amour et l’amitié lui font rengainer ses saillies sardoniques. Toute la tendresse de l’ami s’exprime dans la joyeuse douceur de deux jeunes femmes blotties sur un vaste canapé. On ne saura rien d’autre que leurs noms – Alma & Malvina – ce n’est pas si mal et l’on peut s’en contenter et même vivre avec, dans la joie, bien loin de ses inquiétants oizos de gouttières qu’il affectionne et qui réapparaissent régulièrement dans son œuvre.

*Portrait de l’Infante Marguerite – Encre et huile sur papier paraffiné. 180 x190 cm – 2013

Chez Maia Muller, signe incertain des temps actuels, moins pire qu’on ne le pense, on ne verra que les amis positifs.

Les portraits, ici thème de la présente exposition, sont accompagnés d’autoportraits où il se pare de l’un de ses couvre-chefs chéris. Le fameux béret basque rouge y tient une place majeure : il l’arbore dans ses flâneries parisiennes et ajoute parfois quelques citations comme un courant sous-marin lui picora les os en chuchotis, référence follement optimiste tirée de T.S. Elliott dans son poème Death by water. Malgré l’amour, pour lui-même, il ne se refait pas !

Demeure cette affection toute particulière et naturelle, comme cette exposition en témoigne, à l’image de l’Infante Marguerite- Thérèse d’Espagne, reine de France et épouse de Louis le quatorzième dont Velasquez nous a laissé d’inoubliables portraits. Fasciné par cette gamine dérivant à la merci de tous les appétits politiques et calculs de cour sordides, terrorisée, momifiée dans une robe pharaonique de brocart précieux et de dentelles, il se devait un hommage englobant le malheur de toutes les femmes.

Certes, parmi ce Gotha, la Reine Elisabeth porte le masque de l’artiste émacié, livide, dont le teint s’accorde à la soie jaune pâle du tailleur et à l’inévitable bibi royal et ce pourrait être une interprétation ironique de cette indestructible souveraine. Il n’en n’est rien puisque l’artiste nous le dit clairement : c’est lui en reine, cousin de son autre double en artiste de combat, un chat sur la tête, une fois n’étant pas coutume, le chapeau a laissé la place à un félin domestique.

En finale, l’être viril (Autoportrait en exhibitionniste forain), donc ressuscité, revient dans une autre image, tenant discrètement dans une paume l’objet de sa nature masculine, délicieux dans sa redingote mauve conçue par un tailleur futuriste de 1917 et son chapeau pointu de prestidigitateur, il regarde en l’air parce qu’il a compris que, comme presque toutes les peintures de Sacha Ketoff, il s’agit d’un récit, d’une histoire qui fusionne un passé enrichi par sa culture italienne, son regard acéré sur le temps présent et les scories du monde qui nous entoure.

F.L.